Le cœur de Saverne : un carrefour depuis deux millénaires

Posée sur la Zorn, à la sortie des Vosges, Saverne semble à première vue une petite ville alsacienne paisible. Pourtant, rare sont les lieux qui condensent, en un si petit espace, autant d’épisodes majeurs de l’histoire de l’Alsace. Franchir les rues de la vieille ville, c’est traverser les âges : de l’établissement celte, puis romain, à l’essor médiéval, en passant par les rivalités franco-allemandes et la naissance de l’Alsace moderne.

La vieille ville de Saverne est d’abord un point de passage. Située au « Col de Saverne », cette porte naturelle entre plaines et montagnes fut, dès l’époque romaine, un point stratégique sur l’axe Argentoratum (Strasbourg) - Lutetia (Paris). La voie romaine, Via Salinensis, date du Ier siècle après J.-C. Le site a donc toujours été influencé par ceux qui le traversaient : armées, marchands, pèlerins et conquérants. Source : Musée du Château des Rohan, Saverne ; INSEE Alsace, “Saverne, histoire et patrimoine”

Une ville qui a changé de visage au rythme des pouvoirs

Si la vieille ville fascine, c’est parce que les styles architecturaux successifs révèlent une succession d’influences, religieuses et aristocratiques d’abord, puis bourgeoises.

Le Moyen Âge et la marque des évêques

  • Dès le XII siècle, Saverne passe sous l’autorité des évêques de Strasbourg. Les vestiges du château médiéval et la « Porte des Bouchers », datée du XIV rappellent l’époque où la ville abritait l’un des plus importants marchés de la région.  (Sources : “Patrimoine de Saverne”, DRAC Grand Est)
  • L’église Notre-Dame-de-la-Nativité, reconstruite à partir du XIII siècle, illustre déjà l’alliance de la rigueur gothique et de l’ornement roman tardif, typique de la transition culturelle alsacienne.

Le Château des Rohan, témoin des mutations politiques

  • Surnommé le « Versailles alsacien », le Château des Rohan domine la ville. Sa version actuelle, édifiée au XVIII siècle, remplace une forteresse médiévale et symbolise la puissance des princes-évêques, puis la mutation du pouvoir vers l’aristocratie laïque. 
  • Lors de la Révolution française, le château est confisqué, puis devient successivement caserne, lieu d’internement et musée. Chaque usage reflète la bascule de Saverne selon la couleur du pouvoir en place. (Source : Musée du Château de Saverne ; Archives Départementales du Bas-Rhin)

Un paysage urbain façonné par l’alternance franco-allemande

Saverne, comme toute l’Alsace, fut ballotée entre France et monde germanique. La ville l’exprime dans ses pierres : noms de rues, façades à pans de bois, toits pentus — ici le vocabulaire alsacien s’incarne littéralement dans l’architecture.

  • 1871-1918 : Saverne devient “Zabern”, marquée par la germanisation du patrimoine administratif et scolaire. Les frontons de plusieurs bâtiments affichent encore les traces de cette période.
  • 1913 : L’Affaire de Saverne ou “Zabern-Affäre”, épisode qui déclencha une crise politique à l’échelle de l’Empire allemand : des militaires prussiens brutalisèrent des civils alsaciens, révélant la fracture nationale latente. Cet événement est considéré comme un des premiers signes du malaise alsacien avant la Première Guerre mondiale.  (Source : Encyclopédie Universalis, “Affaire de Saverne”)

Dans la rue principale, la Grand’Rue, les enseignes oscillent encore : Auberge du “Bœuf”, brasserie “Zum Krokodil”, rendant visible l’hybridation des influences.

Les rues, témoins de la diversité sociale et religieuse

La vieille ville, outre ses bâtisses à colombages, conserve une rare densité de demeures patriciennes des XVII et XVIII siècles. Plusieurs familles juives, protestantes et catholiques ont successivement imprimé leurs marques :

  • Les sous-sols de la rue du Haut-Barr abritent, par exemple, d’anciens celliers juifs datés du XVIII siècle, témoignant d’une communauté longtemps dynamique, avant les décrets napoléoniens puis la montée de l’antisémitisme au XIX siècle. (Source : Archives municipales de Saverne)
  • Temple protestant et synagogue composent, à quelques centaines de mètres, un quartier à l’histoire entrecroisée, marquant la longue cohabitation religieuse qui caractérise l’Alsace.
  • Les foires et marchés, dont la Fête de la Choucroute (créée en 1964), rappellent le rôle bourgeois et marchand du centre-ville, tout en conservant une identité culinaire locale affirmée. (Source : Ville de Saverne, comité des fêtes)

Paysages et patrimoines : la vieille ville, reflet des dynamiques régionales

Quand Saverne racontait l’économie de l’Alsace

  • La canalisation de la Marne au Rhin (1838-1853) : le canal traverse la ville et a transformé Saverne en plateforme logistique et industrielle. On estime que, vers 1850, près de 150 bateaux de fret traversaient le bourg chaque mois, apportant blé, vin, houblon et bois de la forêt de Haguenau. (Sources : Musée du Château des Rohan ; Service du Patrimoine Fluvial)
  • La voie ferrée Paris-Strasbourg (inaugurée en 1851) a conforté Saverne comme ville-relais de modernité industrielle, tout en accentuant le brassage culturel.

Un urbanisme résolument alsacien

  • Les maisons à colombages de la Grand’Rue et des rues adjacentes datent souvent du XVI siècle. Ici, la tradition du “Erker” (oriel vitré) et l’usage de la “Bollenhut” en poteries rappellent que Saverne partage certains traits avec le pays de Hanau voisin, tout en gardant une identité propre. (Source : DRAC Grand Est ; Musée Alsacien Strasbourg)
  • Plusieurs portails sculptés portent encore les blasons de corporations — tonneliers, tanneurs, boulangers — mémoire vivante d’une ville de métiers et de traditions.

Ancrages et ruptures : la vieille ville de Saverne face au temps

Saverne incarne l’Alsace de la rencontre : ni tout à fait romane, ni pleinement rhénane, elle superpose les influences. Peu de cités alsaciennes illustrent aussi visiblement les ruptures et continuités propres à la région :

  • Les restaurations post-1945, après la destruction de ponts et la réquisition d’immeubles par les armées, témoignent de l’attachement des habitants à leur patrimoine : près de 30 édifices anciens furent restaurés entre 1947 et 1965. (Source : Inventaire général Alsace, DRAC)
  • Saverne a su conserver ses marchés hebdomadaires (le mardi et le vendredi), pratiques qui existaient déjà sous Louis XV — une continuité rare dans la région.
  • Les festivités populaires, comme le Corso Fleuri, rassemblent chaque été plus de 10 000 visiteurs (chiffre : Office du Tourisme de Saverne, 2022), ce qui, rapporté à une ville de moins de 12 000 habitants, montre la force du patrimoine vivant.

Ce que Saverne enseigne sur l’Alsace : nuances, métissages, ancrages et ouverture

La vieille ville de Saverne n’est pas qu’un simple résumé de l’Alsace : elle en illustre toutes les nuances, entre diversité religieuse, interculturalité, héritage artisanal et ouverture à la modernité. Chaque façade, chaque pavé, porte la trace des puissances croisées, des communautés successives et des échanges économiques dont la région s’est nourrie.

En parcourant la vieille ville de Saverne, il est possible de saisir une forme d’Alsace multiple : jamais figée, toujours mouvante, capable de surmonter les déchirures de l’histoire sans perdre son âme. La ville invite aussi à regarder l’Alsace non pas comme une carte postale, mais comme un carrefour de cultures, un palimpseste où chaque époque s’est inscrite sans effacer l’autre.

Aujourd’hui, Saverne se découvre à l’aune de ses marchés, de ses cafés sous arcades, ou lors d’une promenade au fil du canal. Mais elle se lit aussi dans l’épaisseur de ses pierres, qui racontent le parcours d’un territoire à la fois singulier et profondément européen.

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