Un quartier à part, entre rupture et continuité

Dans l’univers coloré et réputé de Strasbourg, la Neustadt apparaît comme un territoire à part, fruit de la rencontre entre l’histoire tourmentée de l’Alsace et la modernité allemande du XIX siècle. Conçue après l’annexion de l’Alsace-Lorraine par l’Empire allemand en 1871, la Neustadt (« nouvelle ville » en allemand) incarne bien plus qu’une extension urbaine : elle est le manifeste d’une époque, un prélude à l’urbanisme européen moderne et un terrain d’expériences architecturales majeures.

Souvent éclipsée par la Petite France ou la Cathédrale, la Neustadt raconte pourtant une autre facette de Strasbourg, celle d’une ville devenue laboratoire de styles, de techniques et de symboles. C’est ce visage méconnu que son inscription au patrimoine mondial de l’UNESCO, en 2017, vient reconnaître et raconter au reste du monde (source : UNESCO).

Aux origines de la Neustadt : Strasbourg rebâtie par l’Allemagne

À la suite de la guerre franco-prussienne de 1870-1871, Strasbourg, alors en ruines, offre aux autorités du Reichsland Elsaß-Lothringen un champ d’expérimentation inédit. La Neustadt voit le jour en 1871, dans une volonté politique affirmée : tourner le dos au Moyen Âge, affirmer la suprématie et la modernité impériale, répondre à l’explosion démographique industrielle.

  • 1871-1918 : l’ère allemande — Sous l’autorité du maire Otto Back, et grâce à l’implication de plusieurs architectes dont Jean Geoffroy Conrath (architecte en chef de Strasbourg), la Neustadt se développe pendant près de 50 ans, doublant pratiquement la superficie de la ville.
  • Une extension planifiée — Contrairement à la vieille ville, la Neustadt est pensée selon un plan en éventail, structuré par de grandes artères (avenue de la Liberté, rue du Général Leclerc), de nombreux squares et perspectives monumentales.
  • Plus de 200 hectares — Ce quartier représente un peu moins du quart de la superficie communale totale de Strasbourg, un chiffre rarement évoqué dans les guides (sources : Ville de Strasbourg).

Un laboratoire d’urbanisme

La Neustadt expérimente la mixité des fonctions (logements, commerces, services, administrations) et la hiérarchie monumentale : le Palais du Rhin (palais impérial), la Bibliothèque universitaire, le Théâtre national. Les espaces verts foisonnent (jardin de la Place de la République, Jardin botanique), donnant au quartier une respiration inédite pour l’époque.

La Neustadt : une démonstration de modernité architecturale

Entrer dans la Neustadt, c’est pénétrer dans un catalogue vivant des courants architecturaux de la fin du XIX et du début du XX siècle. Ici, rien n’a été laissé au hasard : chaque façade, chaque place affiche une intention, une histoire, un message politique.

  • Le style éclectique — Les immeubles adoptent l’éclectisme avec des influences néo-Renaissance, néo-baroque, mais aussi de l’Art nouveau, très en vogue à l’aube du XX siècle (par exemple, la Villa Schutzenberger de Jules Berninger et Gustave Krafft).
  • Le recours aux normes les plus récentes — Ventilation, façades isolantes, irrigation technique des jardins… La Neustadt fut à la pointe du progrès urbain (source : « La Neustadt de Strasbourg », Archi-Strasbourg).
  • Le verre et la lumière — Plusieurs bâtiments publics intègrent d’immenses baies vitrées et des verrières, symboles de la lumière et du savoir (notamment à la Bibliothèque nationale et universitaire, inaugurée en 1895).

Certains immeubles, conçus pour la haute bourgeoisie alsacienne ou les officiers prussiens, étonnent aujourd’hui encore par le raffinement de leurs décors et la modernité des commodités intégrées. Le quartier incarne ainsi l’idée d’une ville résolument tournée vers l’avenir.

Symboles et lieux emblématiques de la Neustadt

  • Place de la République : Cœur monumental, conçue comme la vitrine de la puissance allemande, elle concentre la majeure partie des institutions (Palais du Rhin, Préfecture, ancienne Chambre de commerce).
  • Palais du Rhin : Ancien Palais impérial, chef-d’œuvre du style néo-Renaissance, il fut pensé comme résidence de l’empereur Guillaume I lors de ses visites à Strasbourg (sources : Palais du Rhin, DRAC Grand Est).
  • Bibliothèque Nationale et Universitaire : Avec plus de 3 millions de documents aujourd’hui, elle est la deuxième plus grande bibliothèque universitaire de France.
  • Quartier des Quinze et avenues bordées de platanes : La dimension résidentielle s’incarne dans les larges avenues, les maisons d’architecte et les immeubles aux parties communes somptueuses.
  • Églises et institutions religieuses : La Neustadt accueille le Temple Neuf (protestant) et la Synagogue de la Paix, symboles de la diversité confessionnelle alsacienne.

L’ensemble compose un paysage urbain cohérent, qui n’a guère d’équivalent en Europe dans son ampleur et son état de conservation.

Pourquoi la Neustadt est-elle inscrite à l’UNESCO ?

Une reconnaissance tardive, mais révélatrice

L’inscription au patrimoine mondial de l’UNESCO, obtenue en juillet 2017, n’a pas seulement étendu le périmètre protégé du « centre historique de Strasbourg » : elle a bouleversé notre lecture du quartier et de son importance (source : UNESCO, décision 41COM 8B.36).

  • Critère d’universalité : La Neustadt est reconnue comme « un exemple exemplaire d’urbanisme impérial de la fin du XIX siècle », alliant innovations techniques et expression politique dans la pierre.
  • Patrimoine transfrontalier : Strasbourg est devenue la première ville française à voir ainsi protégé un secteur bâti lors d’une période d’annexion, période souvent délicate dans l’histoire franco-allemande.
  • Dialogue des cultures : Le quartier incarne le dialogue (parfois forcé, parfois fructueux) entre les identités alsacienne, française et allemande.
  • Périmètre UNESCO élargi : 103 hectares de la Neustadt figurent désormais au patrimoine mondial, doublant presque la surface protégée du centre-ville historique (source : Ville de Strasbourg).

L’UNESCO : quels critères pour un quartier si récent ?

La Neustadt répond principalement au critère (ii) de l’UNESCO : « témoigner d’un échange d’influences considérable pendant une période donnée ». Strasbourg témoigne, avec la Neustadt, de la manière dont une ville médiévale a été réinventée selon les idées progressistes et impérialistes d’une puissance étrangère tout en s’adaptant aux réalités locales.

La vie de quartier entre héritage, quotidien et transmission

Longtemps regardée avec méfiance par les Strasbourgeois, la Neustadt retrouve aujourd’hui une reconnaissance croissante. Les habitants la défendent comme « un quartier vivant, habité, commerce, ouvert, pas un musée sous cloche », et c’est cela aussi qui a plaidé pour l’obtention du label UNESCO.

  • Vie associative dynamique : Plusieurs initiatives redonnent vie aux squares et aux avenues : circuits de visites (guides bénévoles ou professionnels), expositions, manifestations d’art contemporain.
  • Redécouverte des commerces de proximité : Cafés, librairies, épiceries fines participent à l’ancrage quotidien de la Neustadt, loin de l’image « quartier-préfecture ».
  • Pépinière culturelle : Nombre d’artistes alsaciens, musiciens ou artisans investissent ces anciens appartements cossus, y fondant ateliers et événements ouverts au public.

Un recensement récent estime à près de 23 500 le nombre d’habitants du secteur Neustadt, soit environ 11% de la population globale de Strasbourg (source : INSEE, 2021). L’attachement croissant au territoire se traduit aussi par la réhabilitation de plusieurs immeubles classés, dont plus de 250 font l’objet d’une inscription ou d’un classement au titre des Monuments historiques.

Ce que la Neustadt révèle de l’Alsace et de son identité

Explorer la Neustadt, c’est accepter de sortir des clichés pour rencontrer une Alsace complexe, oscillant entre influences françaises et allemandes, moderne mais toujours attachée à son âme. À travers ce quartier, Strasbourg offre un récit rare : celui d’une adaptation, parfois douloureuse, à la marche du monde et à la transformation de la société.

La Neustadt est le témoin d’un passé souvent mal compris et aujourd’hui magnifié, où les styles architecturaux se conjuguent comme sur une portée musicale. C’est aussi une invitation à repenser la notion d’« authenticité », à y inclure la diversité, la rupture, la greffe réussie d’innovations importées. Un visage d’Alsace : énergique, pluriel, sans nostalgie ni folklore stérile.

Pour qui veut comprendre Strasbourg, la Neustadt est impossible à ignorer. Elle rappelle que, loin de n’être qu’un décor, le patrimoine est d’abord une histoire d’usages, de circulations, de cohabitations. Une manière de regarder demain sans oublier hier.

Sources utiles

  • « Strasbourg – De la Grande-Île à la Neustadt » (Ville de Strasbourg)
  • UNESCO – Dossier d’inscription de la Neustadt de Strasbourg
  • INSEE – Statistiques État-civil, quartier de la Neustadt, 2021
  • Patrimoines Grand Est – Fiches monuments historiques

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